Lucas n’aime pas les vieux !

Lucas n’aime pas les vieux !

Mots-clés : la vieillesse, la solitude, le collège, la politesse, la famille, l’amour.

 

Lucas est un petit garçon d’une douzaine d’années. Il est brun, a des petits yeux noirs bien malicieux et un sourire digne d’une publicité pour dentifrice. Lucas est un garçon très sociable. Il a des amis dans sa classe, des amis dans son immeuble, des amis de vacances, des amis du volley-ball, des amis du Conservatoire…Lucas adore discuter avec les gens et les gens l’adorent. Pour être ami avec Lucas, il faut respecter une seule et unique condition. Il ne faut pas avoir plus de vingt-cinq ans sinon Lucas ne vous adresse plus la parole. Pleurer, supplier, crier ou pire insulter n’y changera rien. Lucas ne sera plus votre ami dès que vous aurez atteint l’âge fatidique de vingt-cinq ans. C’est comme ça et l’on n’y peut rien. Les amis de Lucas qui approchent de la vingtaine ans ne veulent plus fêter leurs anniversaires. Ils ont trop peur de perdre l’amitié de Lucas. Certains vont jusqu’à masquer leur date de naissance sur leurs cartes d’identité ou sur leurs passeports. Ils modifient même la date à laquelle ils ont passé leur bac ou celle qui figure sur leur permis de conduire. Il faut dire que Lucas est tellement drôle, tellement intelligent, tellement beau, tellement brillant, tellement sportif…Lucas est « tellement » tout ! Perdre son amitié est un véritable désastre pour ceux qui le connaissent. Attention, Lucas n’a pas toujours été en conflit avec les vieux. Il était secrètement amoureux d’une vieille, lorsqu’il avait sept ou huit ans. Elle s’appelait Louise et c’était la sœur de Thomas, son meilleur ami depuis la crèche.
Un soir, Lucas avait abordé, timidement, la sœur de Thomas qui se trouvait dans le salon de l’appartement familial. Louise, jeune femme bien dans sa tête de vingt-cinq ans l’avait fixé de ses grands yeux clairs, avec une intensité non dissimulée, quand soudainement Lucas lui avait demandé : « Tu veux qu’on soit amis? » Louise avait éclaté d’un rire sonore qui avait résonné dans tout l’appartement. Lucas restait serein. Il attendait une réponse de la belle qui ne tarda pas à venir et à lui briser le cœur. D’une voix ferme et légèrement méprisante, car ponctuée ça et là de petits ricanements, Louise lui avait déclaré solennellement: « Non, Lucas. Tu es bien trop jeune. Que veux-tu que je fasse d’un ami aussi petit ? Tu me seras totalement inutile dans ma vie professionnelle et dans ma vie personnelle.»
Lucas, se sentant profondément humilié, avait foncé vers la salle de bains pour fondre en larmes. Après deux ou trois kilos de mouchoirs utilisés, Lucas s’était fait une promesse sérieuse et inébranlable: « Je ne serai plus jamais ami avec quelqu’un de plus de vingt-cinq ans. Je détesterai tous les vieux et pire encore toutes les vieilles, surtout les plus jolies ou celles qui ressemblent à Louise». Et c’est pourquoi, depuis ce jour, Lucas n’aime pas les vieux ! Mais peut-on vraiment lui en vouloir ? Ne peut-on pas lui trouver des circonstances atténuantes ? Faut-il le condamner pour ce qu’on serait tenté de qualifier d’un manque de civisme ? Ne faut-il pas souligner que Louise avait vraiment été désagréable avec le pauvre petit Lucas ? Il est vrai que la beauté ne se mange pas en salade.
Arrêtons maintenant de nous perdre en détails inutiles pour revenir à notre cher Lucas. Notre jeune homme adulé par les foules préadolescentes et adolescentes, n’a pas eu une journée très reposante dans son collège de région parisienne. Ses nerfs sont à vifs. Il est fatigué et son humeur n’est pas au beau fixe. Il faut dire qu’aujourd’hui ils se sont tous donnés le mot pour lui gâcher sa journée. Ses profs, des vieux forcément, n’ont pas apprécié ses dernières dissertations ni ses exercices de géométrie, pourtant réalisés avec un crayon HB bien taillé. Il est vrai que Lucas n’a pas donné le meilleur de lui-même depuis la semaine dernière. Pourtant, c’est un bon élève et ses résultats scolaires, dans toutes les matières, sont plus qu’honorables. Comment expliquer une telle baisse de régime ?
Lucas dort mal d’où une perte évidente de concentration, au fur et à mesure que la journée avance. Lucas fait des cauchemars à répétition. Il se réveille en sueur, le front perlé de petites gouttes et la gorge sèche. La plus terrible de ses terreurs nocturnes, c’est celle où un monsieur d’un certain âge, lui donne des coups de canne. Je vous arrête tout de suite, aucune contestation n’est possible ! Cet accès de violence serait, selon le vieux, justifié. Il y a quelques jours, Lucas aurait refusé de lui céder sa place dans le bus ! Pourtant, le vieux la lui aurait demandée gentiment. Voilà qui est bien étrange et qui ne ressemble pas à notre cher ami Lucas…C’est bien la triste vérité, hélas. Pour justifier cet acte d’une cruauté excessive, il conviendrait de préciser que notre cher Lucas, casque sur les oreilles et musique à fond les ballons, n’aurait rien entendu des récriminations du papy.
Dans le cauchemar de Lucas, Lucas n’ose même pas se défendre. Il n’aime pas les vieux certes, mais ce n’est pas une raison pour en taper un. Il y a des règles qu’il ne faut pas transgresser ! Taper un vieux, c’est la honte. On ne peut pas faire ça ! C’est comme taper un bébé ou pire un chien !
Retrouvons à présent notre Lucas, terriblement fatigué par sa journée de collégien. Il a eu plusieurs notes qui le mettent mal à l’aise et il cherche la meilleure façon de raconter à ses parents, très attentifs à sa scolarité, le déroulement de sa journée catastrophe. Comment dire aux seuls vieux qu’il trouve plutôt sympa qu’il est collé samedi prochain ?
En cours d’athlétisme, Lucas a mâché un chewing-gum et le prof s’est énervé. « C’est formellement interdit.» a-t-il hurlé. Ensuite, il a ajouté, avec un plaisir non dissimulé: « T’es collé samedi. Eh, Lucas, c’est moins grave que d’être collé à vie non ? » (rire de vieux injustifiable et terriblement sonore). Pour Lucas, il n’y a rien de pire qu’une blague de vieux. On ne la comprend jamais car elle n’est pas drôle ! Le pire, c’est que le vieux est persuadé du contraire ! Ajoutons à l’ambiance maussade que Thomas qui est pourtant son meilleur ami depuis la crèche, ne lui parle plus depuis une semaine. C’est la « loose » totale pour Lucas ! Thomas serait jaloux qu’Estelle soit la partenaire de Lucas en cours de chimie. D’après Thomas, Estelle sourit dès que Lucas parle. Pourtant, Lucas n’est pas intéressé. Il s’en fiche d’Estelle. Bon d’accord, il l’aime bien comme ça, mais sans plus. Le pire, c’est que Thomas ne veut rien entendre, il est persuadé que Lucas lui ment. Estelle est tellement belle !
En prenant le bus 96, Thomas envisage sa fin de semaine. Il s’assoit sur un siège laissé vacant et branche ses écouteurs à fond dans ses oreilles. En face de lui, un vieux de petite taille qui s’appelle Théo (Si ! Si ! C’est important de le savoir) et au visage marqué de nombreuses rides, le fixe du regard. Lucas s’agace de son insistance: « Pourquoi tu me fixes comme ça le vieux ? T’as rien d’autre à faire ? ». Le vieux, qui est en réalité un magicien presque aussi puissant que Merlin l’enchanteur, est choqué par tant d’agressivité. Il ne faisait que regarder un jeune. On est en démocratie tout de même ! En plus, il n’en n’avait pas vu depuis si longtemps, emprisonné dans une prison pour vieux (« une maison de retraite » comme on dit communément) depuis 5 ans.
D’une petite voix que Lucas entend à peine, le vieux grommelle : «-Petit impertinent ! Vieille grenouille, vieille fripouille, attention à ta bouille ! Des rides viendront peupler ton visage. Tu courberas sous le poids des ans et tu subiras de nombreux désagréments. Si trois personnes te laissent leur place, par respect pour ton âge avancé, tout rentrera dans l’ordre !». Lucas entend quelques mots qui transpercent le son rock des guitares: « grenouille, bouille, ride, ordre ». « Encore des idées de vieux » se dit-il. Encore une station et il sera chez lui, tranquille.
En sortant du bus, Lucas est pris d’un mal de dos terrible. Il se courbe sous le poids de la douleur et arrive péniblement jusqu’à l’appartement de ses parents. Sa mère l’accueille et lui trouve une mine bien fatiguée. Lucas avoue tout : ses notes, sa dispute avec Thomas et la colle de samedi matin. Sa mère le serre fort dans ses bras. Ils dîneront tous les deux ce soir. Son père a une réunion importante. Thomas aide sa mère à faire le repas. Au menu, une soupe de légumes frais achetés au marché et un yaourt nature avec un peu de cassonade. Thomas est ravi. C’était le repas favori de son papy Henri.
Le lendemain matin, Thomas descend, non sans difficulté, de sa mezzanine et s’étire péniblement. Son mal de dos n’est toujours pas passé. Il doit trouver un kiné pour l’aider à se détente. En plus, ses dents le font atrocement souffrir. Il va devoir prendre rendez-vous chez le dentiste alors qu’il déteste y aller. Il a sans doute une carie…
Dans le bus 96 qui l’emmène au collège, Lucas est surpris. Un petit garçon de cinq ou six ans lui offre sa place. « Vous allez pouvoir vous reposer monsieur.» Lucas ne comprend pas. Personne ne l’appelle monsieur d’habitude. A l’entrée du collège, aucun de ses amis ne semblent le reconnaître. Thomas passe à côté de lui et le bouscule maladroitement : « Désolé, monsieur, je n’ai pas fais exprès ». Devant la porte du collège, c’est le drame : le pion ne veut même pas le laisser entrer ! Il a éclaté de rire en voyant son carnet de correspondance: « Rentrez chez vous monsieur, je n’ai pas de temps à perdre. Je travaille moi ! » Lucas ne comprend pas pourquoi tout le monde l’appelle monsieur. Puisqu’on refuse de le laisser entrer au collège, il va faire l’école buissonnière.
Lucas fouille dans ses poches à la recherche d’un peu de monnaie. Il veut aller au cinéma. Il regarde les séances possibles: « Le vieux qui lisait des romans d’amour » d’après une nouvelle de Luis Sepulveda et « Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire » d’après un roman de Jonas Jonasson. « Ce sera pour une autre fois » se dit-il, ces films ne me tentent pas du tout. Fatigué par son mal de dos, Lucas se dit qu’il vaut mieux rentrer chez lui. Ses parents sont au travail, il sera tranquille pour regarder un film ou aller sur le net écouter de la musique. Dans le bus, une jeune femme d’une vingtaine d’années lui sourit gentiment et demande à sa sœur de lui laisser sa place. « Merci, dit Lucas, j’ai vraiment mal au dos ».
Arrivé chez lui, Lucas se précipite dans la salle de bains. Il a besoin de prendre une bonne douche chaude et de se relaxer. En se regardant dans le miroir, il hurle. « C’est quoi cette tête ! On dirait que j’ai 85 ans ! Faudrait que je pense à me reposer un peu ! Mes cheveux ont une drôle de couleur. Ils sont presque gris ! J’irai chez le coiffeur après une bonne sieste. ».
Lucas grimpe péniblement les escaliers de sa mezzanine. Il s’allonge et se réveille trois heures plus tard. Il appelle sa mère, paniqué : « Maman, tu peux venir. Je me vraiment sens mal. Je suis à la maison». Une heure plus tard, la mère de Lucas est à son chevet. « C’est vrai que tu n’as pas l’air très en forme mon chéri. Au fait, tu as fait quelque chose à tes cheveux ? Je trouve qu’ils ont une couleur particulière… ».
Soudain, tout tourne autour de Lucas. Sa mère disparaît dans un gigantesque brouillard. Il n’entend plus rien. Les meubles se mettent à trembler et des petits ricanements digne d’un mauvais film d’horreur se font entendre au loin : « Tu vois que ce n’est pas si facile d’être un petit vieux. Si personne ne te cède sa place d’ici la fin de la journée, tu resteras un papy jusqu’à ce que mort s’en suive! » Lucas ne sait plus s’il doit être pétrifié ou s’endormir. Ce n’est sans doute qu’un mauvais rêve.
L’après-midi s’achève tandis que Lucas retrouve quelques forces. Une soupe et quelques madeleines plus tard, Lucas émerge de son lit. Son père est rentré du travail, il semble inquiet. Lucas ne peut pas lui en vouloir. Dès qu’il se regarde dans la glace, il se trouve une tête affreuse. C’est peut-être un virus ? Péniblement, il s’avance vers le canapé. Son père lui propose de regarder un film à la télévision. Lucas a du mal à voir les formes lumineuses qui se succèdent. Ses yeux lui font vraiment très mal. Il a sans doute besoin de lunettes. Un nouveau rendez-vous à prendre d’urgence. Décidemment, rien ne va plus en ce moment. Une bonne soupe de légumes frais devrait le consoler ! L’estomac de Lucas crie famine. Il a peu mangé depuis ce matin. Comment se rendre à la cuisine alors que ses jambes le font tant souffrir ? A tâtons, Lucas cherche le frigo mais trébuche sur une chaise qui ne devrait pas être là. Il s’étale de tout son long sur le paquet du couloir. Son père l’aide patiemment à se relever. « -Chéri, tu devrais t’allonger un peu sur le canapé. Prends ma place. Je vais chercher quelques coussins dans ta chambre et je reviens. Je te prépare une bonne tisane ? »
Les petits ricanements cessent d’un coup : c’est enfin le silence dans la tête de Lucas. Un miracle ! En plus, son dos ne le fait plus souffrir. Ses dents veulent à nouveau croquer dans un bon sandwich « crudités-fromage ». Et surtout, ses yeux ne rêvent plus que de regarder un film, affalé sur le canapé. Lucas se précipite vers la salle de bains et se regarde dans le miroir. Cri d’angoisse ! Il ne voit pas son reflet apparaître mais celui du petit vieux du bus 96. Lucas et Théophile se regardent fixement. Comme dans un vieux western spaghetti, on entend au loin le son d’un harmonica. Lucas regarde Théophile. Théophile regarde Lucas. Ils sourient. Lucas n’a plus qu’une seule envie : prendre le 96 pour retourner au collège. Face à la glace, Lucas fait une nouvelle promesse qu’il compte bien tenir : céder sa place dans le bus à toutes les personnes âgées.

 

@Noé On The Road

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